CHAPITRE 12
Quand nous fumes enfin prêts, le soleil s’élevait nettement au-dessus de l’horizon et le ciel diffusait une exquise lueur dorée. L’air matinal était limpide et frais. Nous avancions cependant d’un pas traînant, insensibles pour une fois aux merveilles de la nature. Car si je ne craignais pas le danger, la rencontre s’annonçait pénible et je nourrissais quelques appréhensions touchant le pauvre John.
Il s’était rendu à la mission, c’était évident. Je ne pouvais lui reprocher d’avoir désobéi à mes consignes. Ne nous voyant pas revenir, il avait dû craindre le pire pour nous, et surtout pour sa bien-aimée. Comme je ne lui avais pas dit où nous devions la rencontrer, il était allé la chercher à l’endroit le plus évident.
En arrivant, il avait découvert… quoi ? Quel spectacle d’horreur ou de massacre l’attendait, contraignant l’assassin d’ajouter un crime supplémentaire à sa liste ? Si John n’était pas à la maison, c’est qu’on l’avait empêché de rentrer. Mais qu’y avait-il derrière cet empêchement : un meurtre ou une séquestration ? Quoi qu’il en fût, cela devait s’être produit quelques heures plus tôt. Si John n’était plus de ce monde, il ne nous restait qu’à le venger. Mais s’il était seulement prisonnier, nous pouvions encore le sauver.
L’un de mes premiers gestes, avant même de prendre un bain et de me changer, avait été de faire porter un message à Morgan. J’en informai Emerson, espérant lui remonter le moral car je lui trouvais la mine sombre. Il me répondit en grognant :
« Morgan n’a aucune preuve lui permettant d’arrêter Kalenischeff, Peabody. Même si ce gredin a volé des antiquités, il est sous la protection de la baronne. Il faudrait un ordre écrit de Cromer pour agir contre un visiteur aussi distingué.
— Mais, Emerson, Kalenischeff fait sûrement partie de la bande ! Qu’il quitte Dachour en même temps que le Maître criminel ne peut être une simple coïncidence.
— Oh, j’en conviens. Son rôle devait être de repérer les pièces de choix à mesure que Morgan les découvrait, et d’en informer son chef. Mais nous n’en aurons jamais la preuve, et nous ne pourrons convaincre Morgan qu’il s’est laissé berner.
— À première vue, c’est une de ces affaires où tout le monde est coupable, Peabody.
— Ah, vraiment ? Vous ne pensez pas que c’est plutôt deux sur trois ? »
Piqué au vif, Emerson sortit de sa torpeur maussade.
« Quels deux ? Et qui serait le troisième ?
— Je n’ai pas dit qu’il y avait deux coupables. C’est seulement une hypothèse.
— Vous ne démordez donc pas de votre position ? Ezéchiel ?
— Euh… oui.
— Mais c’est sur Frère David que Bastet a craché, ma chère. »
Je regrettais qu’il l’ait remarqué. J’avais eu de la difficulté à intégrer l’incident dans ma théorie, j’avais fini par l’écarter.
« Cela ne signifiait rien, Emerson. Bastet était de mauvaise humeur…
— Et pourquoi était-elle de mauvaise humeur ? Elle a tout simplement reconnu l’odeur de l’homme qui se trouvait dans la boutique d’Abd el-Atti…
— Votre imagination, comme celle de Ramsès, déborde dès qu’il est question de la chatte. Oh, je ne doute pas qu’il ait pensé la même chose en retournant avec elle au magasin et en apprenant qu’Abd el-Atti était mort. Seulement ce n’est qu’un petit garçon, il ne peut comprendre qu’un animal ne se laisse pas toujours convaincre de faire ce que l’on attend de lui. Mais si vous êtes assez naïf pour croire que Bastet a suivi l’assassin à la trace dans les rues tortueuses et odorantes du Caire, et que plusieurs jours après, elle a identifié l’odeur de l’individu qui lui avait jeté une chaussure ou autre projectile à la tête…
— Hum. »
Ainsi présentée, la chose paraissait effectivement absurde. Quoique… j’avais mes doutes. Frère David n’était pas le seul étranger présent ce jour-là.
À pareille heure, le village aurait dû être bouillonnant d’activité, or on n’y voyait personne. Même les chiens avaient disparu. C’est seulement en atteignant le puits que nous entendîmes une petite voix nous appeler timidement. Je constatai alors que des yeux nous observaient derrière chaque fenêtre et que les portes étaient entrebâillées. L’une d’elles s’ouvrit un peu plus et une tête apparut. C’était celle du sheikh el beled.
« Que la paix de Dieu soit avec vous, dit-il.
— Et avec vous aussi, répondit machinalement Emerson. Puis, jurant, il ajouta : Que diable, nous n’avons pas de temps à perdre avec ces choses. Que s’est-il passé ici ?
— Je l’ignore, effendi, répondit timidement le maire. Acceptez-vous de nous protéger ? Il y a eu des cris et des coups de feu toute la nuit…
— Oh, mon Dieu ! m’exclamai-je. Le pauvre John !
— Il en rajoute certainement, me glissa Emerson en aparté. Des coups de feu, disiez-vous ?
— Un seul, admit le maire. Un au moins. Et quand nous nous sommes levés ce matin, le prêtre avait disparu, ainsi que ses amis. Et les vases liturgiques. Ils étaient très anciens et avaient une grande valeur à nos yeux. Il les a peut-être emportés au Caire pour les faire réparer. Pourquoi ne pas nous avoir avertis de son départ ? »
Emerson s’adressa alors à moi en anglais :
« Il n’a pas entièrement tort. Je ne doute pas que, à cette heure, les vases liturgiques soient sur la route du Caire.
— J’aurais dû y penser, dis-je, dépitée. Pour être franche, je ne les ai pas remarqués quand j’ai assisté au service religieux. »
Le petit homme nous regardait alternativement, un peu inquiet. Emerson lui tapa dans le dos et lui dit en arabe :
« Ne vous laissez pas abattre, mon cher. Rentrez chez vous et attendez sans crainte. On vous expliquera tout le moment venu. »
Nous repartîmes dans un silence inquiétant. « J’ai d’affreux pressentiments, Emerson.
— Je veux bien vous croire, ma chère.
— Si nous avons provoqué la mort de ce garçon, je ne me le pardonnerai jamais.
— C’est moi qui ai insisté pour l’amener ici. »
Il s’en tint là, mais son expression reflétait l’ampleur de son remords.
« Non, mon cher, je suis aussi fautive que vous.
— Allons, Peabody, il ne faut pas voir la vie en noir », conclut-il en redressant les épaules.
Nous arrivâmes sur le terre-plein devant la mission. Les petits bâtiments avaient l’air paisible, mais là aussi, le silence était menaçant.
« Dépêchons-nous. Cette attente est insupportable !
— Un instant, dit Emerson en m’attirant sous le couvert des arbres. Quoi qu’il y ait à l’intérieur, nous sommes sûrs, en tout cas, de trouver un fou furieux.
Nous sommes bien d’accord sur ce point ? »
J’acquiesçai.
« Il nous faut donc agir avec la plus extrême prudence. Pas question de pousser l’individu à bout.
— Vous avez raison comme d’habitude, Emerson. Mais je ne peux plus attendre.
— Cela ne sera pas nécessaire. Le voici, et tellement décontracté qu’on ne croirait jamais qu’il a commis deux meurtres. C’est insensé qu’il ait l’air si normal. Mais il paraît que la chose est fréquente chez les fous. »
Il parlait de Frère David. Le jeune homme n’avait certes pas l’air dément, mais il ne me parut nullement décontracté. Il se tenait sur le seuil de la maison, jetant des coups d’œil inquiets à droite et à gauche. Ayant longuement inspecté les alentours, il se risqua dehors. Emerson attendit qu’il ait franchi la moitié du chemin qui nous séparait pour se jeter sur lui en poussant un rugissement.
Quand je les rejoignis, Frère David gisait dans la poussière, Emerson assis à califourchon sur sa poitrine.
« Je le tiens, sain et sauf. Il n’y a plus rien à craindre, Peabody. Qu’avez-vous fait de mon domestique, espèce de brigand ?
— Il ne peut pas répondre, Emerson, vous l’écrasez. Levez-vous ! »
Emerson se releva. David reprit sa respiration en frissonnant.
« Professeur ? Est-ce vous ?
— Qui diable serait-ce, à votre avis ?
— Ce prêtre maléfique, ou un de ses acolytes. Nous sommes entourés d’ennemis. Dieu merci, vous voilà ! Je m’apprêtais à aller vous demander de l’aide.
— Ah bon ? s’étonna Emerson. Qu’avez-vous fait de John ?
— Frère John ? Rien. Pourquoi ? Il a disparu ? »
Le meilleur acteur du monde n’aurait su feindre la stupeur du jeune homme, mais Emerson est notoirement difficile à convaincre, une fois qu’il s’est mis quelque chose en tête.
« Bien sûr, qu’il a disparu ! Il est ici, vous l’avez enlevé, ou pire… Et les coups de feu qu’on a tirés cette nuit, misérable, qu’en dites-vous ? »
Empoignant David par le col, il le secoua comme un bouledogue ayant attrapé un rat.
« Pour l’amour du ciel, cessez de lui poser des questions tout en l’empêchant d’y répondre ! » m’exclamai-je.
Emerson lâcha David, dont la tête heurta le sol avec un bruit mat. « Que me demandez-vous ? balbutia-t-il, les yeux exorbités. Je ne vous suis pas. Des coups de feu dans la nuit ? Ah, oui, Frère Ezéchiel a dû utiliser son revolver pour effrayer un voleur. Mais il a tiré en l’air, bien sûr.
— Frère Ezéchiel ? » Emerson se gratta le menton en me lançant un regard en coin. « Oh, oh ! Et où est Frère Ezéchiel, au fait ? D’habitude, il est le premier à entrer en scène.
— Il prie dans son bureau. Il demande au Seigneur Tout-puissant de défendre ses saints contre les ennemis qui les entourent. »
Emerson, toujours à califourchon sur lui, le considéra longuement tout en continuant de se gratter le menton.
« Vous aviez raison, Amelia. Je dois admettre ma défaite. Ce pathétique freluquet n’est pas un meurtrier. »
Il se leva et aida David à se remettre debout.
« Monsieur Cabot, votre chef est un fou dangereux. Pour son propre bien, et pour la sécurité des autres, il doit être arrêté. Suivez-moi. »
Aussitôt libéré, David détala à toutes jambes. La porte de l’église s’ouvrit et se referma bruyamment. Derrière une fenêtre, un visage blême apparut, nous épiant.
« Laissez-le, Emerson, dis-je, écœurée. Si vous vous êtes mépris sur cette créature, moi aussi. Il ne peut que nous gêner. Enfumons le meurtrier dans sa tanière. J’espère qu’il n’est pas trop tard. »
Ayant perdu l’avantage de la surprise, nous fonçâmes aussitôt vers la maison. La porte était ouverte, telle que David l’avait laissée pour venir vers nous. Il n’y avait personne dans le salon, toujours aussi dénudé. La Bible en grec n’était plus sur la table.
« À votre avis, laquelle donne sur son bureau ? me demanda Emerson en regardant les deux portes du fond.
— Il n’y a qu’un moyen de le savoir. »
Je tournai avec précaution la poignée de la porte de droite. La petite chambre était manifestement celle de Charity. Le chapeau et une robe en calicot noir pendaient à des patères. Il n’y avait que ça dans la pièce, avec un lit pareil à une planche. Une mince couverture était rejetée sur le côté, comme si l’occupant s’était levé en hâte. Je refermai la porte.
« Celle-ci », dis-je en désignant l’autre avec autorité.
Nous avions fait le moins de bruit possible mais notre présence aurait dû être perçue, s’il y avait eu quelqu’un dans la maison. Je commençais à en douter. Je sortis mon revolver.
« Reculez, Emerson.
— Certainement pas, Peabody. Vous vous y prenez mal. »
Il frappa doucement à la porte. À ma grande stupeur, une voix répondit :
« Frère David, je vous avais dit de me laisser tranquille. Je parle à mon Père. »
Emerson eut un roulement d’yeux éloquent.
« Ce n’est pas Frère David. C’est moi, Emerson.
— Professeur ? (Une pause.) Entrez. »
J’avais beau être préparée au pire, le spectacle qui s’offrit à mes yeux me laissa sans voix. D’abord, je vis John, assis au bord du lit, la tête entourée d’un pansement sanglant. Mais il avait les yeux grands ouverts, écarquillés même, et ne paraissait pas gravement atteint. J’en remerciai silencieusement le Seigneur.
L’une des chaises était occupée par Sœur Charity, apparemment en transe. Son visage blafard ne reflétait aucune expression et elle ne leva pas les yeux à notre entrée. Frère Ezéchiel était assis à sa table, un livre ouvert devant lui. Il pointait un pistolet sur John.
« Entrez, mon frère et ma sœur, dit-il avec calme. Vous arrivez au bon moment. Je me suis battu contre les démons qui habitent ce jeune homme, mais je ne disposais d’aucun porc pour les accueillir. J’ai l’impression que le seul moyen de les éliminer est de l’abattre, mais je dois auparavant en informer son Créateur. Je ne voudrais pas que son âme brûle en Enfer.
— C’est très attentionné de votre part, rétorqua Emerson avec un calme égal. Mais je pourrais aller vous chercher un bouc, ou un chien ?
— Je crains que ce ne soit impossible, professeur. Car vous aussi abritez quelques démons, et je vais devoir m’en occuper avant de vous laisser sortir.
— Monsieur Jones…
— Ce n’est pas ainsi qu’il faut vous adresser à moi, mon fils. Donnez-moi mon véritable nom. Car je suis le Messie, celui dont la venue pour sauver Israël a été annoncée par les prophètes.
— Oh, nom de Dieu ! » lâchai-je malgré moi.
Emerson me fit une grimace et Ezéchiel déclara :
« Elle est possédée par plus de démons que quiconque. Avancez, ma sœur, et reconnaissez votre Seigneur et Sauveur. »
Je tenais mon revolver, dissimulé dans les plis de mon pantalon, mais je ne songeai pas à l’utiliser. Depuis combien de temps la folie rongeait-elle le cerveau de ce malheureux ? Il avait jusqu’alors réussi à conserver une apparence à peu près normale.
Emerson avança d’un pas dans la pièce.
« Pas plus loin, lui intima Ezéchiel. Allez, ma sœur, entrez. »
Je ne savais que faire. La pièce était si petite que le fou allait blesser quelqu’un s’il pressait la détente, ce qu’il ferait certainement si on l’agressait. Il me paraissait tout aussi dangereux et vain d’essayer de le raisonner. Quelque chose bougea sur le seuil. Du secours, des renforts ? Hélas, ce n’était que David, les yeux hagards, blême de peur. Nous ne pouvions compter sur lui.
Le voyant également, Emerson, avec l’intelligence qui le caractérise, tira le seul avantage possible de sa présence : « Regardez, à la fenêtre ! »
Ezéchiel tourna la tête et Emerson bondit. Le coup de feu partit. La balle alla se loger dans le plafond. David poussa un cri et disparut. John se leva brusquement et se rassit aussitôt, ses jambes ne le portant plus. Charity s’évanouit et glissa de sa chaise. Emerson me lança l’arme et immobilisa Frère Ezéchiel entre ses bras puissants. Des pas résonnèrent dans la pièce voisine. « Nom de nom de nom ! claironna Morgan. Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Mon fils Ramsès se tenait derrière lui.
« Finalement, c’était bien le manuscrit copte », expliqua Ramsès un peu plus tard.
Ezéchiel était sous bonne garde et l’on avait prodigué des soins à ses victimes. Nous étions rentrés chez nous et John, bien que pâle et tremblant, avait insisté pour nous préparer du thé.
« Quel manuscrit copte ? s’enquit Morgan. Je ne comprends absolument rien à cette histoire ! C’est d’une folie sans égale ! Un Maître criminel, des manuscrits, des missionnaires pris de démence… »
Je lui expliquai pour le manuscrit copte.
« J’ai compris depuis le début qu’il avait un rôle à jouer dans tout ça, mais je ne savais lequel. Le problème, c’est que…
— Qu’il y avait deux bandes de criminels en présence, acheva Emerson. La première était celle des voleurs d’antiquités. Ils avaient trouvé des bijoux royaux dissimulés à Dachour et en voulaient d’autres encore. Leur chef s’est substitué au prêtre de Dronkeh pour surveiller les fouilles illicites…
— Mais les voleurs se sont disputés, comme cela arrive chez ce genre de gens, poursuivis-je. Hamid, qui était un membre mineur de la bande, n’était pas satisfait de sa part. Il a vu une possibilité de détourner certaines de ses prises et a persuadé son père de les écouler pour lui. Parmi ces objets…
— Se trouvait le sarcophage acheté par la baronne, compléta Emerson.
— Non, non, mon cher. Il y avait deux sarcophages. D’où la confusion. Tous deux ont été détruits, mais j’imagine qu’il s’agissait de sarcophages jumeaux, fabriqués en même temps par le même artisan. Et appartenant très probablement à des conjoints qui souhaitaient s’exprimer leur mutuelle affection en occupant, le plus tard possible, d’identiques…
— Peu importe ce détail, Amelia, grommela Emerson. L’important est qu’ils ont été faits avec les mêmes matériaux – toile usagée et vieux papyrus imprégnés d’eau, façonnés encore humides avant d’être peints. De tels sarcophages de carton étaient assez répandus. On y a souvent retrouvé des fragments de manuscrits grecs. Nous aurions dû penser que nos bouts de papyrus provenaient de ce genre de source.
— Mon cher Emerson, vous vous méprenez. Notre papyrus était copte, pas grec. Chrétien, et non païen. Le sarcophage de la baronne appartenait manifestement à un adorateur des anciens dieux. Il datait du commencement de l’époque romaine, or le christianisme n’est devenu religion officielle de l’Empire qu’en 330 ap. J.-C, sous Constantin le Grand. L’église copte a été fondée au premier siècle et, bien que victimes de cruelles persécutions, les chrétiens d’Égypte ont survécu jusqu’à…
— Jusqu’à ce que leur soit donnée l’occasion de persécuter les autres à leur tour.
— Je vous prie de réserver pour l’instant vos jugements peu orthodoxes, Emerson. Je tente d’expliquer que des écrits chrétiens des premier et deuxième siècles existaient ; et qu’un païen devait naturellement les considérer comme bons à jeter, ou à servir de matériau de construction pour les sarcophages.
— Accordé, accordé, dit Morgan avant qu’Emerson ait pu reprendre son argumentation. Je vous concéderai tout ce que vous voulez, madame, si vous poursuivez votre récit. Cette affaire des deux sarcophages…
— Est en vérité fort simple. Abd el-Atti était propriétaire des deux, lesquels provenaient évidemment de la même tombe. L’un, celui de la femme, a dû être endommagé. Abd el-Atti a constaté que le papyrus utilisé pour sa confection contenait des écrits coptes. En vieux renard qu’il était, il a mesuré la valeur de sa trouvaille.
— Et cherché un client capable de l’apprécier, compléta Emerson. La malchance a voulu que le prêtre auquel il s’était adressé fût un fanatique religieux. Ezéchiel Jones n’avait rien d’un érudit. Ses façons grossières et son langage rustique nous ont portés à le sous-estimer mais il y avait, en fait, de nombreux signes révélateurs de ses capacités intellectuelles, y compris sa connaissance du grec. Il a traduit le manuscrit acheté à Abd el-Atti, et les révélations extraordinaires qu’il contenait l’ont conduit au bord de la folie. Il résolut alors de détruire le manuscrit blasphématoire, mais celui-ci était incomplet. Il est donc allé voir Abd el-Atti la nuit du crime… »
Emerson se trouvant à bout de souffle, je pris le relais :
« Pour y chercher le reste. Sans aucun doute, il a menacé et harcelé le vieil homme. Ce dernier soir, Abd el-Atti a avoué à Ezéchiel qu’il y avait deux sarcophages, dont un avait été vendu à la baronne. Il lui a également raconté que je possédais un fragment de l’autre. Ezéchiel est devenu fou furieux. Il a étranglé le vieux marchand et…
— L’a pendu à la poutre, conclut Emerson d’un air sinistre. Ce geste suggérait une sorte de rituel, car pourquoi pendre un homme déjà mort ? J’ai d’abord cru à une cérémonie inventée par la bande de voleurs. Mais est-ce que Judas, le plus grand des traîtres, ne s’est pas pendu ? Et Absalom, le fils chéri et traître de David, n’a-t-il pas été retrouvé pendu à un arbre ? Dans l’esprit confus d’Ezéchiel, c’était le châtiment convenant à un blasphémateur.
— Ezéchiel s’est introduit dans notre chambre du Shepheard’s, poursuivis-je. Il espérait retrouver le fragment dans nos affaires. La nuit du meurtre il avait emporté ce qui restait du premier sarcophage. La momie ne l’intéressait pas. Elle a été renversée en même temps que d’autres objets, et le panneau peint qui recouvrait le visage s’est détaché des bandelettes. C’est cette peinture qu’Emerson…
— Hum ! Voilà pour le premier sarcophage et sa momie. Le second, celui de Thermoutharin, se trouvait dans le salon de la dahabieh de la baronne. Ezéchiel savait que sa mission sacrée ne serait accomplie qu’après l’avoir détruit. Car il y avait de fortes chances que ce sarcophage contienne l’autre partie du manuscrit blasphématoire.
— Ce maladroit s’est introduit dans la cabine de la baronne et a emporté le sarcophage sans aide ? s’étonna Morgan.
— Non, expliqua Emerson. Hamid et quelques convertis s’en sont chargés. Il savait qu’Ezéchiel tenait énormément à ce sarcophage. Il a jeté la momie, qui n’avait aucune valeur et pesait son poids, non sans avoir enlevé auparavant le portrait peint qui pouvait permettre de l’identifier. J’ignore ce que cette peinture est devenue. Peut-être Hamid l’a-t-il vendue à un touriste de passage. Le portrait que nous avons… eu entre les mains, celui de l’épouse Thermoutharin, correspondait à la momie de son mari parce qu’ils étaient de la même taille. »
Je repris la parole.
« Hamid a probablement porté à son chef les autres objets volés chez la baronne, pour lui prouver sa loyauté. Mais le chef, qui est tout sauf un imbécile, était en droit de se demander ce qu’il avait fait du sarcophage, et pourquoi, d’ailleurs, il l’avait volé. Hamid pouvait inventer je ne sais quel mensonge en réponse à la dernière question – il se serait trompé sur sa valeur, aurait cru qu’il contenait des bijoux de prix, ce genre de chose. Mais il lui était plus difficile d’expliquer sa disparition. Ses tours de passe-passe avec les sarcophages avaient pour but de nous confondre, son chef et nous.
— Je dois reconnaître que c’était habile de le cacher parmi d’autres sarcophages, dit Emerson. Le vieux stratagème de « La Lettre volée ». Il l’a déposé dans notre réserve et a emporté l’un des nôtres dans le désert. Ensuite, Ezéchiel ayant consenti à l’acheter, il est revenu le chercher. Mais, au lieu de lui donner de l’argent, Ezéchiel l’a étranglé. La corde autour du cou de Hamid était un symbole, faute de poutre et de plafond à portée de main. L’équilibre mental d’Ezéchiel s’effritait chaque jour davantage. Il lui restait encore assez de bon sens pour comprendre qu’il ne pourrait cacher indéfiniment ce sarcophage. C’est pourquoi il l’a fait brûler quelques jours plus tard. Après tout, tel était bien son but : détruire le manuscrit. Nous tenions là un indice crucial : le Maître criminel. Pardon : le chef de la bande n’aurait eu aucune raison de voler un sarcophage pour le détruire ensuite. »
Morgan ne put se contenir plus longtemps.
« Mais qu’était donc ce terrible manuscrit, capable de pousser un homme au meurtre ? »
Il y eut une brève pause, extrêmement théâtrale. Emerson se tourna vers Ramsès qui avait jusque-là écouté avec intérêt.
« Mon fils, même ta mère ne peut te dénier le droit à la parole. Qu’y avait-il sur ce manuscrit ? »
Ramsès toussota avant de se lancer : « Vous comprendrez que ze ne peux parler autrement qu’en théorie, étant donné que les fragments dont je dispose ne constituent qu’une petite partie de l’ensemble. Toutefois…
— Ramsès ! l’avertis-je gentiment.
— Oui, maman, je vais être bref. Ze pense que ce manuscrit est une copie d’un évangile écrit par un des apôtres, Thomas Didyme, et qui a été perdu depuis lors. Ceci pouvait être déduit de la lecture du premier fragment. Mais c’est le deuxième, découvert ensuite par maman, qui peut expliquer la folie de Frère Ezéchiel.
— Eh bien, Ramsès ?
— Il contenait trois mots : le fils de Zésus.
— Nom de Dieu ! s’exclama Morgan.
— Vous avez l’esprit vif, monsieur. Vous avez compris le sens de ces trois mots.
— Ils ne signifient peut-être pas ce que nous croyons, balbutia Morgan en passant une main tremblante sur son front. Non, ça ne saurait être !
— Nous pouvons cependant déduire du comportement de Frère Ezéchiel que l’évangile disparu renfermait des éléments qui lui ont paru hérétiques et blasphématoires, des choses qui ne devraient jamais être portées à la connaissance de quiconque. On a vu des érudits prétendument sains d’esprit supprimer des informations qui ne correspondaient pas à la théorie qu’ils avaient élaborée. Imaginez l’effet d’une telle information sur un esprit déjà fragile et atteint de mégalomanie naissante.
— Vous avez probablement raison, madame. C’est la seule explication cadrant avec les faits. Mais quel mélodrame ! Vous êtes une véritable héroïne : un meurtrier appréhendé, des voleurs démasqués. Sincèrement, je vous félicite.
— Félicitez-nous tous les deux, dis-je en prenant la main d’Emerson. Nous travaillons en équipe.
— Admirable, apprécia poliment le Français. Sur ce, je dois retourner au travail. J’espère que les voleurs m’auront laissé quelque chose à découvrir. Quel coup d’éclat ce serait, si je trouvais cette cachette !
— Je vous souhaite bonne chance, dis-je cependant qu’Emerson gardait le silence.
— Oui, quel coup d’éclat ! soupira Morgan. J’aurais mon portrait dans l’Illustrated London News. Schliemann l’a eu. Petrie aussi. Pourquoi pas moi ?
— Pourquoi pas, en effet ? » renchéris-je, Emerson ne disant toujours rien.
Morgan se leva et prit son chapeau.
« Oh, mais, madame, il y a un petit détail que vous n’avez pas expliqué. Au fait, la façon dont vous êtes tous sortis de cette pyramide était absolument merveilleuse. Et je vous en félicite vivement. Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est pourquoi le Maître – le chef de la bande – vous y a enfermés. Les autres agressions dont vous avez été victimes étaient l’œuvre de Hamid et Ezéchiel, qui cherchaient leur sarcophage et leur papyrus. Est-ce que le Maître – le chef de la bande – recherchait également ce papyrus ? »
Ramsès cessa brusquement de se balancer sur ses pieds et s’immobilisa. Emerson se racla la gorge et Morgan lui lança un regard interrogateur. « J’ai attrapé froid », expliqua Emerson en toussant derechef. Toujours immobile, Morgan attendait. Je pris la parole.
« Apparemment, le chef, le Maître criminel s’imaginait que nous possédions d’autres objets de valeur.
— Ah ! s’exclama Morgan en opinant. Il arrive aussi aux Maîtres criminels de se tromper. Ils soupçonnent tout le monde, ces gredins. Au revoir, madame. Adieu, professeur. Viens me voir bientôt, mon petit Ramsès. »
Quand il fut parti, je regardai sévèrement mon fils.
« Tu dois le rendre, Ramsès.
— Oui, maman, je le pense aussi. Merci d’avoir arrangé les choses en m’épargnant un terrible embarras.
— Et à moi aussi, grommela Emerson.
— Je vais le rejoindre ! » annonça Ramsès en s’éloignant.
Morgan était déjà en selle. Il sourit en voyant la petite silhouette courir vers lui, et attendit. Se tenant à l’un des étriers, Ramsès se mit à parler.
Le sourire de Morgan s’évanouit. Il interrompit Ramsès d’un commentaire que nous entendîmes tous malgré la distance et leva la main sur lui. Ramsès lui échappa en reculant et continua de parler. Alors un curieux changement se manifesta dans l’expression du Français. Il écouta la suite, descendit de cheval et s’accroupit à hauteur de Ramsès. Un dialogue intense mais apparemment amical s’ensuivit. Cela dura même si longtemps que, à côté de moi, Emerson commença de s’agiter :
« De quoi parlent-ils donc ? Menacerait-il Ramsès ?
— Il est parfaitement en droit de lui flanquer une fessée », dis-je.
Pourtant, à l’issue de leur conversation, Morgan nous sembla plus perplexe que fâché. Il remonta en selle. Ramsès le salua avec courtoisie et revint vers la maison. Au lieu de partir, Morgan le suivit du regard et eut un geste furtif de la main. J’aurais pu jurer que le très civilisé directeur du Service des Antiquités venait d’esquisser le signe destiné à écarter le mauvais œil, celui qui protège des esprits diaboliques.
*
* *
Que contenait donc l’évangile de Thomas Didyme ? Nous ne le saurons jamais, quoique Emerson se lance parfois dans des spéculations scabreuses et insensées.
« Décrit-il le tour que les disciples ont joué aux Romains, en leur faisant croire qu’un homme était ressuscité d’entre les morts ? Jésus était-il marié, avait-il des enfants ? Quelle était au juste sa relation avec Marie-Madeleine ? »
Frère Ezéchiel, la seule personne qui ait lu une grande partie de l’évangile disparu, ne pourra jamais nous révéler ce qu’il contenait. Il est devenu complètement fou. J’ai entendu dire que, vêtu d’une simple robe de bure, il erre dans les couloirs de sa maison, près de Boston, et bénit ses proches en criant qu’il est le Messie. Il est soigné par sa sœur dévouée et son disciple affligé : je suppose qu’un jour ou l’autre, si ce n’est déjà fait, Charity et John se marieront. Ils ont deux choses en commun : leur dévouement à ce fou et leur inguérissable stupidité. Il y a des gens que personne ne peut sauver, même pas moi.
John était persuadé d’avoir le cœur brisé. Il se traîna pendant plusieurs semaines, la main appuyée au centre de sa poitrine où il pensait que se trouvait cet organe. Heureusement, l’une de nos petites bonnes est une charmante brune à fossettes, et je perçois les premiers signes de convalescence.
Nous avons quitté l’Égypte en mars et regagné l’Angleterre pour faire la connaissance de notre dernier neveu. Avant cela, nous avions réussi à dégager la structure inférieure de notre pyramide et bien qu’aucune découverte majeure n’y ait été faite, je m’étais attachée à l’endroit. Je l’abandonnai malgré tout avec sérénité, sachant que Morgan nous avait accordé l’autorisation de fouiller la saison suivante à Dachour. Il ne l’avait pas fait de bonne grâce, mais peu m’importait. La chambre à moitié inondée de la Pyramide noire nous réservait, j’en étais persuadée, de merveilleuses découvertes au fond de ses eaux ténébreuses.
De retour en Angleterre, nous apprîmes la nouvelle dans l’Illustrated London News : M. de Morgan avait découvert les bijoux de deux princesses près de la pyramide de Sénousret III. Une photo flatteuse le montrait, moustache et tout, en train de présenter la couronne de la princesse Khnoumit au public invité à admirer sa découverte. Emerson jeta le journal dans un coin en disant :
— Ces Français feraient n’importe quoi pour qu’on parle d’eux dans la presse. »
L’un des colliers de la momie ressemble beaucoup à celui trouvé par Ramsès. Sa longue conversation avec Morgan, puis la soudaineté avec laquelle le Français nous avait accordé Dachour, me revinrent à l’esprit et je me demandai si…
*
* *
Le lion étant comme chez lui à Chalfont, Walter nous a suggéré de lui ramener une fiancée, la prochaine fois.
FIN